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Le trajet de retour n’a pas été désagréable. Les vampires n’ont ni la chaleur, ni les sentiments, ni le comportement des humains, mais au moins, pour ce qui est de l’activité cérébrale, ils me font des vacances. Pour moi, être en compagnie d’un vampire est presque aussi reposant qu’être seule – tout risque de « prise de sang » intempestive mis à part.
Charles Twining m’a posé quelques questions sur le job pour lequel il avait été engagé et sur le bar dans lequel il allait travailler. Ma façon de conduire semblait le perturber un peu – quoique ce soit peut-être dû au simple fait de se trouver dans une voiture : certains vampires de l’ère préindustrielle ont horreur des moyens de transport modernes. Comme le bandeau qui lui cachait l’œil gauche était de mon côté, j’avais l’étrange l’impression d’être invisible.
On était passés à la pension pour vampires dans laquelle il était descendu pour qu’il puisse prendre quelques affaires. Il en était ressorti avec un sac de sport juste assez grand pour contenir... allez, disons des vêtements pour trois jours. Il m’a dit qu’il venait d’arriver à Shreveport et qu’il n’avait pas encore eu le temps de trouver un endroit où s’installer.
On roulait depuis une quarantaine de minutes quand il m’a demandé :
— Et vous, mademoiselle Sookie, vous habitez chez vos parents ?
La question aurait pu prêter à sourire dans la bouche de n’importe quel humain de plus de quinze ans, au XXIe siècle. Mais Charles était un vampire, et comme je l’ai déjà dit, parfois, leur âge se voit : ils retardent un peu.
— Non. Ils sont morts quand j’avais dix ans.
Du coin de l’œil, je l’ai vu faire un geste pour m’inciter à poursuivre.
— Des pluies torrentielles s’étaient abattues sur la région, ce printemps-là, et mon père a voulu traverser un petit pont inondé. Ils ont été emportés par la crue.
Il a hoché la tête. Il arrive que les gens meurent brutalement, pour un rien. La mort frappe sans crier gare. Elle est imprévisible. Les vampires sont bien placés pour le savoir.
— On a été élevés par ma grand-mère, mon frère et moi. Elle a disparu l’an dernier. Mon frère vit dans l’ancienne maison de mes parents, et moi dans celle de Granny.
— C’est une grande chance d’avoir un toit à soi.
De profil, son nez crochu ressemblait à une délicate miniature. Je me suis vaguement demandé si ça ne le gênait pas que l’espèce humaine ait changé de format au fil des siècles, alors que lui n’avait pas bougé.
— Oh, oui ! J’ai énormément de chance, je le sais : j’ai un bon boulot, un frère, une maison, des amis... Et je suis en bonne santé.
Il s’est tourné vers moi pour me regarder attentivement. Enfin, je crois. Je n’ai pas bien vu, parce que j’étais en train de doubler un vieux camion Ford déglingué.
— Intéressant... Pourtant, pardonnez-moi, mais il m’avait semblé comprendre, d’après ce que disait Pam, que vous étiez atteinte d’une certaine... infirmité.
— Oh ! Eh bien... euh... oui.
— De quelle nature ? Vous paraissez très... hum... robuste.
— Je suis télépathe.
Il a semblé méditer cette réponse quelques instants.
— Ce qui signifie ?
— Que je peux lire dans les pensées des gens.
— Mais pas des vampires ?
— Non, pas des vampires.
— Parfait.
— Oui, je trouve aussi.
Si j’avais pu lire dans les pensées des vampires, je serais passée de vie à trépas depuis longtemps. Les vampires n’aiment pas qu’on vienne mettre son nez dans leurs petites affaires.
— Avez-vous connu Chow ?
— Oui.
La prudence rend laconique.
— Et Grande Ombre ?
— Oui.
— En tant que nouveau barman du Croquemitaine, je porte un certain intérêt à la façon dont ils sont décédés.
Ça se comprenait, mais je ne savais pas trop quoi lui répondre. Je me suis contentée d’un « évidemment ». C’était plus sûr.
— Avez-vous assisté à la seconde mort de Chow ?
C’était l’expression que les vampires employaient quand ils faisaient référence à leur mort définitive.
— Euh... oui.
— Et à celle de Grande Ombre ?
— Eh bien... hum... oui.
— Je serais curieux d’entendre de votre bouche comment les choses se sont déroulées.
— Chow est mort durant ce que nous appelons « la Chasse aux Sorciers ». Grande Ombre a tenté de me tuer, et Eric lui a planté un pieu dans le cœur parce qu’il se servait dans la caisse.
— Vous croyez vraiment que c’était pour cette raison ? Parce qu’il le volait ?
— J’étais là, je sais ce que je dis. Point final.
Il y a eu un silence.
— Savez-vous où je pourrai dormir pendant la journée ? a repris mon passager au bout d’un moment.
— Mon patron a ce qu’il faut.
— Il y a beaucoup de problèmes dans ce bar ?
— Il n’y en avait pas jusque très récemment.
— Votre videur habituel ne sait pas s’y prendre avec les gêneurs ?
— Il se trouve que notre videur habituel est aussi le propriétaire du bar, Sam Merlotte. Et que c’est un changeling. Mais, pour l’instant, c’est un changeling avec une jambe cassée. Il s’est fait tirer dessus. Et il n’est pas le seul.
Ça a semblé le laisser froid.
— Combien ?
— Trois, à ma connaissance, dont Sam. Une panthère-garou du nom de Calvin Norris – sa blessure est grave mais pas mortelle – et une petite jeune, Heather Kinman, qui y est restée. Elle s’est fait descendre au Sonic. Vous connaissez le Sonic ?
Les vampires font rarement attention aux fastfoods, pour la bonne raison qu’ils ne mangent pas (hé ! Combien de banques du sang seriez-vous capable de situer comme ça, au pied levé, vous, hein ?).
— C’est celui où on se restaure dans son véhicule ?
— C’est ça. Heather bavardait dans la voiture d’une amie. Lorsqu’elle en est sortie pour rejoindre sa propre voiture à quelques emplacements de là, on lui a tiré dessus depuis l’autre côté de la rue. Elle avait un milk-shake à la main...
La glace au chocolat fondue s’était mélangée au sang sur le trottoir. J’avais vu la scène dans les pensées d’Andy.
— Il était tard : les magasins étaient tous fermés depuis longtemps. Le tireur a pu filer sans être inquiété.
— Et les trois fois, on a tiré de nuit ?
— Oui.
— Je me demande si c’est révélateur...
— Pas impossible. Mais peut-être aussi que c’est juste parce que, de nuit, on a plus de chances de passer inaperçu.
Charles a hoché la tête en silence.
— Depuis que Sam a été blessé, les changelings ont peur. C’est compréhensible : difficile de croire que ces trois changelings aient été pris pour cibles par hasard. Et les humains sont inquiets parce que, pour eux, trois personnes ont été tuées sans raison, trois personnes qui n’avaient rien en commun et à qui on ne connaissait pas d’ennemis. La nervosité ambiante est propice aux bagarres.
— Je n’ai jamais été videur. En tant que fils cadet d’un petit baronnet, j’ai dû tracer mon chemin sans aide, par moi-même, et j’ai fait bien des métiers. J’ai déjà travaillé comme cabaretier et j’ai aussi officié dans un lupanar, il y a... fort longtemps. Je devais rester à la porte de l’établissement de plaisir et vanter les charmes de ces dames aux passants – c’est élégamment dit, n’est-ce pas ? Je devais également jeter dehors les hommes qui se comportaient mal avec les catins. J’imagine que c’est la même chose qu’être videur dans un bar ?
Cette confidence pour le moins inattendue m’a laissée sans voix.
— C’est ça, ai-je croassé faiblement.
— Je n’étais pas encore un pirate, à l’époque, a-t-il ajouté en souriant.
— Qu’est-ce que vous... hum... «piratiez », au juste ?
Je ne savais pas si ça se disait, mais il a semblé comprendre.
— Oh ! Mes camarades et moi-même, nous essayions de nous emparer par surprise de tout ce qui se présentait, a-t-il gaiement répondu. Nous vivions sur la côte du Nouveau Monde, non loin de La Nouvelle-Orléans, d’où nous pouvions attaquer de petits navires marchands et autres embarcations qui croisaient au large. Nous naviguions sur une modeste brigantine. Nous ne pouvions donc pas nous attaquer à des navires de trop important tonnage ou trop bien défendus. Mais quand nous rattrapions une belle barque ou une petite corvette, il y avait de la bagarre, c’est moi qui vous le dis !
Il a laissé échapper un gros soupir. Il regrettait le bon vieux temps où il pouvait flanquer une sacrée raclée à l’équipage adverse et passer les marins au fil de l’épée, j’imagine.
— Et que vous est-il arrivé ?
En d’autres termes, comment en était-il venu à abandonner cette bouillonnante existence d’aventuriers au sang chaud, faite de massacres et de rapines, pour la version vampire du meurtre de sang-froid ?
— Une nuit, nous avons abordé un galion dont l’équipage ne comptait pas un seul être vivant.
Il avait serré les poings et sa voix s’était faite glaciale.
— Nous voguions vers les îles Caïmans. C’était au crépuscule. Je suis descendu dans la cale... et ce qui se trouvait à l’intérieur m’a eu le premier.
Après ce bref récit, nous sommes tous les deux tombés dans un même mutisme songeur.
Sam était allongé sur le canapé quand nous sommes arrivés chez lui. Il avait placé son mobile home de telle sorte qu’il faisait un angle droit avec le bar, côté entrée du personnel. Comme ça, il avait vue sur le parking, ce qui était tout de même mieux que sur l’arrière du bar, avec son container à ordures qui trônait entre la porte de la cuisine et la porte de service.
— Ah ! Te voilà ! a-t-il ronchonné.
Sam n’était pas du genre à rester assis sans rien faire. Coincé chez lui avec sa jambe dans le plâtre, il rongeait son frein. Comment allait-il faire à la prochaine pleine lune ? Sa jambe serait-elle guérie ? Pourrait-il se transformer normalement ? Sinon, que se passerait-il avec son plâtre ? J’avais déjà eu l’occasion de côtoyer d’autres changelings blessés avant, mais je n’avais pas assisté au processus de guérison. J’avançais donc en terrain inconnu.
— Je commençais à croire que tu t’étais perdue en route.
La voix de Sam m’a arrachée à mes réflexions. Assez brutalement, d’ailleurs : elle était plutôt cassante.
Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai aussitôt répliqué :
— Oh, merci, Sookie, de m’avoir ramené un videur ! Je suis tellement navré que tu aies dû t’abaisser à demander une faveur à Eric pour moi !
Je me contrefichais de savoir que c’était à mon patron que je parlais sur ce ton. J’étais trop remontée pour ça.
Sam a quand même eu l’air un peu gêné.
— Eric a accepté, alors...
Il a adressé un signe de tête au pirate.
— Charles Twining, à votre service, a dit le vampire.
Sam a écarquillé les yeux.
— D’accord. Moi, c’est Sam Merlotte. Je suis le propriétaire de ce troquet. Merci d’avoir accepté de faire le déplacement pour nous filer un petit coup de main.
— On m’en a donné l’ordre, a rectifié le vampire d’une voix glaciale.
Sam a préféré reporter son attention sur moi.
— Donc, le marché, c’est le gîte, le couvert et un service. Je me retrouve avec une dette envers Eric sur le dos.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que son ton n’était pas des plus enthousiastes. Quant à moi, j’étais folle de rage, à présent.
— Tu m’as envoyée passer un marché avec Eric, et je t’en ai soumis les conditions ! Tu lui as demandé un service. Maintenant, tu lui en dois un. Je ne sais pas ce que tu t’étais imaginé, mais, au final, que tu le veuilles ou non, ça revient à ça, oui.
Sam a acquiescé en silence, mais il n’avait pas l’air ravi.
— Au fait, j’ai changé d’avis, a-t-il annoncé. Je pense que M. Twining, ici présent, devrait loger chez toi.
— Oh, vraiment ?
— Oui. Il y a trop de trucs à virer dans le cagibi. Et puis, tu as un endroit à l’abri de la lumière du jour, chez toi, non ?
— Tu ne m’as pas demandé si j’étais d’accord.
— Tu refuses ?
— Oui, je refuse ! Je ne tiens pas un hôtel pour vampires, figure-toi !
— Mais tu travailles pour moi et il travaille aussi pour moi...
— Est-ce que tu demanderais à Arlène ou à Holly de l’héberger ?
Sam semblait aller de surprise en surprise.
— Eh bien... euh... non. Mais c’est normal, vu que...
Il s’est brusquement interrompu.
— Vu que quoi ? Tu ne sais pas comment finir ta phrase, hein ?
Je grognais comme un véritable molosse, maintenant.
— Bon, ça suffit. Moi, je me casse. J’ai passé toute la soirée à m’aplatir comme une carpette pour toi, et qu’est-ce que je reçois en échange ? Pas même un merci !
J’ai quitté le mobile home au pas de charge. Je n’ai pas claqué la porte parce que je ne voulais pas me comporter comme une gamine. C’aurait été puéril. D’accord, peut-être que taper des pieds en sortant aussi. Mais c’était ça ou gifler Sam. En temps normal, Sam fait partie des gens que j’aime le plus au monde, mais là, là... Bon sang !
J’étais du service de jour pour les trois journées suivantes – si toutefois j’avais encore un job, ce dont je n’étais plus très sûre. Quand je suis arrivée Chez Merlotte à 11 heures le lendemain – j’ai dû courir comme une dératée vers l’entrée de service sous la pluie battante, dans mon affreux mais fort utile ciré –, j’étais presque certaine que Sam allait me dire de venir chercher mon chèque avant de prendre la porte. Mais il n’était pas là. Sur le coup, j’ai été un peu déçue, je dois bien le reconnaître. Peut-être que ça ne m’aurait pas déplu de vider mon sac, finalement.
Terry remplaçait Sam, une fois de plus, et il était dans un de ses mauvais jours : pas la peine de lui poser des questions, ni même de lui adresser la parole, sauf pour passer les commandes.
Terry détestait la pluie et il n’aimait pas non plus le shérif Bud Dearborn. Je ne savais pas pourquoi, pas plus dans un cas que dans l’autre. Ce jour-là, des torrents de flotte s’abattaient sur le toit, et Bud Dearborn faisait le paon devant cinq de ses potes dans la zone fumeurs. Quand j’ai croisé le regard d’Arlène, elle a roulé des yeux pour me mettre en garde.
Bien que pâle et transpirant, Terry avait fermé la veste légère qu’il porte souvent par-dessus son tee-shirt estampillé Chez Merlotte. J’ai remarqué que ses mains tremblaient quand il a servi une pression. Je me suis demandé s’il allait tenir jusqu’au soir.
Il n’y avait pas beaucoup de monde en salle. En cas de pépin, ça limiterait les dégâts. Arlène s’est faufilée entre les tables pour aller saluer un couple de jeunes mariés qui venaient d’entrer – des amis à elle. Mon secteur était pratiquement désert, mis à part mon frère et son copain Hoyt.
Hoyt est le meilleur ami de Jason. S’ils n’avaient pas été tous les deux hétérosexuels, je leur aurais conseillé de se marier. À eux deux, ils faisaient la paire. Hoyt raffolait des blagues ; Jason adorait en raconter. Hoyt ne savait jamais quoi faire de son temps ; Jason avait cent idées à la minute. Hoyt avait une mère un peu encombrante ; Jason n’en avait pas. Hoyt avait les pieds sur terre et savait parfaitement « jusqu’où ne pas aller trop loin » ; Jason ignorait jusqu’au sens du mot «limites ».
J’ai pensé à l’énorme secret avec lequel Jason devait vivre à présent et je me suis demandé s’il ne serait pas tenté de le partager avec Hoyt.
— Comment ça va, sœurette ?
Jason m’a tendu son verre pour que je lui resserve un Coca. Il ne buvait jamais d’alcool avant d’avoir fini sa journée de boulot. Un sacré bon point pour lui, si vous voulez mon avis.
— Bien, frangin. Tu veux autre chose, Hoyt ?
— Oui, s’il te plaît, Sookie. Un thé glacé.
Dans la seconde suivante, j’étais de retour avec leur commande. Terry m’a lancé un regard noir quand je suis passée derrière le comptoir me servir. Mais un regard, ça s’ignore. Je suis plutôt douée pour ça.
— Dis, Sookie, tu veux venir à l’hôpital de Grainger avec moi, cet après-midi, après le travail ? m’a demandé Jason.
— Oh ! Oui. Oui, bien sûr.
Calvin s’était toujours montré prévenant avec moi.
Hoyt a embrayé :
— C’est quand même dingue : Sam, Calvin et Heather qui se font tirer dessus coup sur coup. Qu’est-ce que t’en penses, Sookie ?
Hoyt me prend pour un oracle.
— Je n’en sais pas plus que toi, Hoyt. Je pense qu’on devrait tous faire gaffe.
J’espérais que ce conseil désintéressé ne serait pas perdu pour tout le monde. Jason a haussé les épaules.
Quand j’ai relevé la tête, j’ai aperçu un inconnu qui attendait une table près de la porte. Je me suis précipitée vers lui. Ses cheveux bruns, mouillés par la pluie, étaient retenus en queue de cheval, et une longue ligne blanche lui balafrait la joue. Lorsqu’il a enlevé sa veste, j’ai pu constater que c’était un fervent adepte du body-building.
— Fumeurs ou non-fumeurs ?
— Non-fumeurs.
Un menu déjà prêt à la main, je l’ai guidé vers la zone correspondante. Il m’a emboîté le pas sans mot dire. Il a soigneusement pendu sa veste mouillée sur le dossier de sa chaise et s’est assis en prenant le menu que je lui tendais.
— Ma femme va arriver dans deux minutes. Nous avons rendez-vous ici.
J’ai placé un second menu à la place qui lui faisait face.
— Voulez-vous commander tout de suite ou préférez-vous l’attendre ?
— Je vais prendre un thé bien chaud, mais pour le repas, je verrai avec elle. Plutôt limitée, la carte, ici.
Il a jeté un coup d’œil à Arlène, puis m’a regardée attentivement. Ça m’a alertée : ce type n’était pas venu que pour déjeuner.
— C’est tout ce qu’on a, ai-je répondu en veillant à garder un ton détaché et une attitude décontractée. Mais le peu qu’on fait, on le fait bien.
Je suis allée préparer son thé et j’ai posé une soucoupe avec deux rondelles de citron sur mon plateau. Il n’y avait pas de fée pour en prendre ombrage, aujourd’hui.
— Vous êtes Sookie Stackhouse ? m’a-t-il demandé, comme j’arrivais à sa table.
— Oui, c’est moi.
J’ai calmement disposé la soucoupe juste à côté de sa tasse.
— Pourquoi ?
Je le savais déjà, mais avec les gens « normaux », il vaut mieux poser la question.
— Je suis Jack Leeds, détective privé.
Il a sorti une carte de visite qu’il a posée sur la table en la tournant vers moi pour que je puisse la lire.
— J’ai été engagé par une famille de Jackson, a-t-il poursuivi en voyant que je ne bronchais pas. Les Pelt.
Mon cœur s’est arrêté, avant de repartir à la vitesse grand V. Ce type pensait que Debbie était morte. Et, d’après lui, il y avait de grandes chances pour que je sache quelque chose à ce sujet.
Il avait absolument raison.
J’avais tué Debbie Pelt d’un coup de fusil en pleine poitrine quelques semaines auparavant – un cas de légitime défense. C’était le cadavre de Debbie Pelt qu’Eric avait caché. Et c’était la balle que Debbie Pelt avait tirée qu’Eric avait prise à ma place.
La disparition de Debbie à la suite d’une « petite fête » à Shreveport – en fait, une lutte à mort entre sorciers, vampires et lycanthropes – avait défrayé la chronique. Mais j’avais entretenu le fol espoir qu’on n’en parlerait plus.
— Alors, comme ça, l’enquête de police ne leur a pas suffi ?
C’était une question idiote. Mais il fallait bien que je dise quelque chose pour briser le silence, qui commençait à devenir pesant.
— Il n’y a pas eu de véritable enquête. La police de Jackson a conclu à une probable disparition volontaire.
Mais il n’y croyait pas, lui.
Tout à coup, son visage s’est éclairé. Je me suis retournée pour voir ce qu’il regardait et j’ai remarqué une femme blonde qui secouait son parapluie devant la porte. Elle avait les cheveux courts et une peau claire. Je l’ai trouvée très jolie. Enfin, elle l’aurait été, si elle n’avait pas fait grise mine.
Mais ce n’était pas un problème pour Jack Leeds : il regardait la femme qu’il aimait. Quand elle l’a aperçu, la même étincelle s’est allumée dans ses yeux bleus. Elle a traversé la salle avec la grâce d’une danseuse, et lorsqu’elle a ôté sa veste mouillée, j’ai remarqué que ses bras étaient aussi musclés que ceux de son mari. Ils ne se sont pas embrassés, mais il a posé la main sur la sienne et l’a étreinte doucement. Une fois assise, elle a commandé un Coca light et a détaillé la carte. Elle pensait que rien de ce que proposait ce snack n’était sain.
— Une salade ? a suggéré Jack.
— J’ai besoin de quelque chose de chaud. Un chili ?
— D’accord. Deux chilis, a-t-il demandé en levant la tête vers moi. Lily, je te présente Sookie Stackhouse. Mademoiselle Stackhouse, voici Lily Bard Leeds.
Elle avait le regard incroyablement clair et perçant : un vrai rayon laser.
— Bonjour. Je viens justement de chez vous, m’a-t-elle annoncé. Vous avez vu Debbie Pelt la nuit de sa disparition ?
Je l’ai «entendue » ajouter mentalement : «Vous êtes celle qu’elle haïssait plus que tout au monde. »
Ils ignoraient la véritable nature de Debbie. Une chance que les Pelt n’aient pas réussi à trouver un détective lycanthrope ! Jamais ils ne dévoileraient le secret de leur fille à des détectives humains standard – les Cess tenaient à dissimuler leur existence aux yeux du monde.
— Oui. Je l’ai vue cette nuit-là.
— Pourrions-nous en discuter avec vous plus tard ? Après votre service ?
— Je dois aller voir un ami à l’hôpital en sortant de mon travail.
— Un ami malade ? s’est enquis Jack Leeds.
— Un ami qui s’est fait tirer dessus.
Ça a manifestement attisé leur curiosité.
— Par quelqu’un d’ici ? a demandé Lily.
— Par un tireur embusqué. Quelqu’un qui fait un carton sur les gens du coin, au hasard, comme à la foire.
— On a retrouvé les corps ? Il n’y a pas eu de disparition ?
Bravo, Jack ! Je n’en attendais pas moins de toi !
— Non. Ils ont tous été abandonnés sur place. Mais, chaque fois, il y avait des témoins. Alors, évidemment...
Je n’avais pas entendu dire qu’on avait effectivement vu Calvin se faire tirer dessus, mais quelqu’un avait appelé le 911 aussitôt après.
Lily Leeds m’a demandé s’ils pouvaient venir me voir le lendemain avant que je parte au boulot. Je leur ai donné rendez-vous à 10 heures chez moi. Je ne trouvais pas que ce soit une très bonne idée de leur parler, mais je ne voyais pas comment faire autrement. En refusant, j’aurais éveillé leurs soupçons.
Je me suis alors prise à avoir envie d’appeler Eric pour en discuter avec lui. Soucis partagés, soucis à moitié envolés. Mais Eric n’avait gardé aucun souvenir de cette nuit-là. Si seulement j’avais pu oublier la mort de Debbie aussi facilement que lui ! Vous n’imaginez pas ce que c’est, de porter un si terrible secret et de ne pouvoir le révéler à personne...
Pourtant, j’en avais des tonnes, de secrets. Mais presque aucun ne me concernait directement, hormis celui de la mort de Debbie. Et c’était un fardeau écrasant, un fardeau de mort et de sang.
Charles Twining était censé remplacer Terry à la tombée de la nuit. Arlène travaillait tard parce que Danielle devait assister au spectacle de danse annuel de sa fille. Du coup, j’ai pu me changer les idées en décrivant à Arlène le nouveau barman-videur. Elle était très intriguée. On n’avait jamais eu d’Anglais au bar, encore moins d’Anglais avec un bandeau de pirate sur l’œil.
— Dis bonjour à Charles pour moi, lui ai-je lancé en remettant mon affreux ciré.
La pluie battante avait laissé la place à un petit crachin durant quelques heures, mais maintenant, il recommençait à pleuvoir pour de bon.
J’ai couru jusqu’à ma voiture, ma capuche bien rabattue sur la figure. Juste au moment où j’ouvrais ma portière, j’ai entendu une voix qui m’appelait. Sam se tenait en équilibre sur ses béquilles devant la porte de son mobile home. Il avait fait installer un auvent, deux ou trois ans plus tôt. Il ne risquait donc pas de se faire mouiller. J’ai claqué la portière de ma vieille guimbarde et je l’ai rejoint en sautant par dessus les flaques. En moins de trois secondes, j’étais devant lui, dégoulinante.
— Je suis désolé, a-t-il déclaré.
Je l’ai fusillé du regard et j’ai grommelé :
— Tu peux.
— Eh bien, je le suis.
— OK. Bon.
Je mettais un point d’honneur à ne pas lui demander ce qu’il avait fait du vampire.
— Rien de neuf, au bar, aujourd’hui ?
J’ai hésité.
— Ça ne se bousculait pas au portillon, mais...
J’allais lui parler des deux détectives quand je me suis interrompue. Je savais qu’il allait me poser des questions et je risquais de finir par tout lui raconter, ne serait-ce que pour soulager ma conscience.
— Je dois y aller, Sam. Jason m’emmène voir Calvin Norris à l’hôpital de Grainger.
Sam m’a dévisagée, les yeux plissés. Ses cils étaient du même blond cuivré que ses cheveux, alors il fallait être tout près pour les voir... Mais je n’avais pas à rêvasser aux cils de mon patron – ni à aucune autre partie de son anatomie, d’ailleurs.
— Je me suis comporté comme un salaud, hier, a-t-il repris. Ne me demande pas pourquoi.
— J’aimerais pourtant bien le savoir, figure-toi, parce que je ne comprends toujours pas ton attitude.
— L’essentiel, c’est que tu saches que tu peux compter sur moi.
Je pouvais compter sur lui pour me sauter à la gorge sans raison et me présenter de plates excuses après ?
— Je te trouve vraiment bizarre, ces derniers temps, mais tu es mon ami depuis des années et je t’apprécie énormément.
Je lui ai souri pour tenter d’atténuer le côté un peu pompeux de ma tirade. Il m’a rendu mon sourire. Puis une goutte de pluie est tombée sur le bout de mon nez, et le charme s’est rompu.
Je suis passée à des choses plus terre à terre.
— Quand penses-tu revenir au bar ?
— J’essaierai de passer un petit moment demain. Au pire, je pourrai toujours rester au bureau, faire les comptes et un peu de classement.
— OK. À demain, alors.
— À demain.
Et j’ai regagné ma voiture en courant, le cœur soudain beaucoup plus léger. Rester fâchée avec Sam m’avait horriblement pesé, au point d’assombrir mon humeur et mes pensées. Je ne m’en étais pas rendu compte avant que tout rentre dans l’ordre. Malgré la pluie, le ciel s’éclaircissait.